Shin’ichirō Watanabe nous a accordé un long entretien (en octobre 2003) et, aussi étonnant que cela puisse paraître, il semble peu conscient de la valeur et du succès de ses animes à l’étranger. Pour Coyote Mag, il revient avec enthousiasme sur son projet le plus ambitieux, COWBOY BEBOP : THE MOVIE et sa récente collaboration au projet ANIMATRIX, l’anthologie de courts métrages complétant l’univers de MATRIX.
QUAND ET COMMENT VOUS EST VENUE L’IDÉE DE FAIRE UN LONG MÉTRAGE D’APRÈS LA SÉRIE ?
Shin’ichirō Watanabe : Au début, comme vous le savez, COWBOY BEBOP était une série destinée uniquement pour la télévision. Au fur et à mesure que la série avançait, le succès aidant, on m’a demandé d’en faire une version pour le cinéma. Ce n’est pas moi qui en ai parlé en premier mais il est vrai que j’avais envie d’en faire un long métrage depuis le début… par conséquent, j’ai tout de suite accepté.
ON VOUS A SOLLICITÉ AVEC INSISTANCE ?
Oui… Faire un long métrage est une tâche difficile qui demande des moyens, alors il faut qu’on vous le propose, sinon ce n’est pas évident. En tout cas, j’en suis très heureux.
AVEZ-VOUS RENCONTRÉ DES DIFFICULTÉS POUR L’ÉCRITURE DU SCÉNARIO ?
Hum… le plus difficile, c’est justement le fait que nous avons dû passer d’un scénario de série télé à un scénario de long métrage… Et justement, lorsque vous avez eu une durée de 26 épisodes pour construire un tel univers, cela devient complexe quand il s’agit de réaliser le même défi en deux heures. Car il y a certains éléments à prendre absolument en compte. En effet, dans la version télévisée, vous savez qu’il y a quatre personnages principaux à mettre en valeur, ils ont chacun un «mecha», ils habitent sur Mars et il faut également donner des explications sur le lieu, l’espace… Rassembler toutes les données de la série en un seul film m’a ainsi causé quelques soucis. Et puis, je voulais que le film soit compréhensible pour un public qui découvre COWBOY BEBOP pour la première fois.
COMMENT COLLABOREZ-VOUS AVEC KEIKO NOBUMOTO ?
La première fois que j’ai travaillé avec elle, c’était sur MACROSS PLUS. Nous avons eu un bon feeling qui nous permet aujourd’hui de travailler sans vraiment avoir à nous expliquer. C’est agréable de travailler avec elle car la plupart du temps ça vient tout seul. Même si parfois, quand je travaille avec des personnes plus compliquées, je me fais sermonner à grands coups de : Mais vous n’expliquez pas assez ! Où voulez-vous en venir ?!… Mais vous savez, lors de nos séances d’écriture, elle et moi, nous discutons le plus souvent de choses qui n’ont rien à voir avec le travail (rires). mais bon, le principal c’est que l’on se comprenne.
PARLEZ-NOUS DU PERSONNAGE DE VINCENT. COMMENT EST-IL NÉ ? QUELLES SONT VOS INSPIRATIONS POUR CE PERSONNAGE ?
Pour dessiner un personnage, la plupart du temps je prends un modèle. Dites-moi, avez-vous deviné de qui il s’agit ?
JE NE SAIS PAS… JACK PALANCE ? LEE VAN CLEEF ?
Mais non, pas du tout (rires) ! Il s’agit de Vincent Gallo. En regardant sa photo, son visage et son look m’ont inspiré … Plus je détaillais ce comédien et plus je me faisais des idées sur sa personnalité, en me disant qu’il devait être comme ci ou comme ça dans la vie… Je me suis fait plein de films sur lui et c’est de là qu’est né Vincent. Malheureusement, lorsque je l’ai vu jouer dans un film, il n’était absolument pas comme je l’imaginais, mais tout le contraire (rires) !
LES SPECTATEURS APPRÉCIENT BEAUCOUP LE PERSONNAGE D’ELECTRA OVILO. POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DE SON APPARITION DANS LE SCRIPT ET DE SON ÉVOLUTION ?
En ce qui me concerne, je n’aime pas déterminer les choses à l’avance. Si le public a vu le film et qu’il interprète le personnage d’une certaine façon, je respecte cela. Je construis mes personnages à ma sauce, en m’inspirant à droite et à gauche, mais ce que peuvent ressentir les gens est également très important pour moi. Je n’ai pas le droit de prendre au public sa liberté d’imagination. Electra est née également à partir d’un modèle, peu comme Vincent. Mais je savais en revanche dès le départ qu’elle serait une femme belle et forte.
LE FILM NOIR AMÉRICAIN HANTE COWBOY BEBOP MAIS CONNAISSEZ-VOUS LE POLAR FRANÇAIS ? EST-CE UNE SOURCE D’INSPIRATION ?
Mmm… il y a beaucoup de choses qui m’inspirent !… Mais au fond, ce qui me plait le plus c’est le mixage des genres, le métissage… Un peu comme à New York, il y a toutes sortes de gens, de cultures différentes, d’ambiances particulières… Je ne veux pas dire par là que j’aime spécialement les Etats-Unis.
VOUS AIMEZ LE MELTING POT INTERNATIONAL EN FAIT ?
Tout à fait ! Mais vous avez raison. J’ai été aussi influencé par certains vieux films français, j’en ai vu beaucoup ! J’aime surtout les films de Jean-Pierre Melville.
IL PARAÎT QUE VOUS AVEZ VOYAGÉ AU MAROC POUR VOUS IMPRÉGNER DU PAYS ET DONNER UNE ATMOSPHÈRE ARABISANTE AU FILM ?
Cela m’a amusé d’aller faire un tour au Maroc ! Rien n’était encore décidé pour le film en ce qui concerne les décors à ce moment là. J’avais vraiment envie d’y aller. J’en ai même parlé à la production comme quoi je ne pouvais pas faire ce film si je n’allais pas au Maroc ! … et il ont fini par me payer le billet d’avion (rires) !
SI JE ME RAPPELLE BIEN, DANS LE DEUXIÈME ÉPISODE DE LA SÉRIE TÉLÉ, IL Y AVAIT DÉJÀ DES ÉLÉMENTS ORIENTAUX, NON ? UN PERSONNAGE NOMMÉ ABDUL HAKIM AVAIT SA TÊTE MISE À PRIX… TROUVEZ-VOUS UN CHARME PARTICULIER AU STYLE ORIENTAL ?
Dans la série il y a effectivement des orientaux et c’est un univers qui me plait beaucoup. Mais en réalité, si je fait apparaître une ambiance arabisante dans le film, ou si j’aime à mélanger les cultures, ce n’est pas seulement parce que je trouve ça beau, mais tout simplement parce que pendant longtemps, dans les dessins animés japonais on ne pouvait y voir que des personnes à peau blanche, et ça me dérangeait terriblement !… Il y a toutes sortes de couleurs de peau entre les européens, les asiatiques, les orientaux, les africains. C’est pourquoi, j’aime dessiner des visages et des personnalités de provenances différentes dans mes animes.
VOTRE FILM TRAITANT DE TERRORISME, QUELLES ONT ÉTÉ LES RÉACTIONS DES FANS AMÉRICAINS DE LA SÉRIE DANS LE CONTEXTE DES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE ?
Les réactions des Américains ? Je ne pense pas que les fans américains de COWBOY BEBOP aient regardé le film en le comparant aux attaques terroristes du 11 septembre… On me demande souvent ce que j’en pense mais nous avons écrit ce scénario bien avant les attentats.
Le film n’a donc aucun lien avec le 11 septembre. Mais il arrive parfois que, dans mon métier, les scénarios rejoignent la réalité et j’ai eu l’impression d’avoir deviné l’avenir proche par moment… C’est étrange.
VOTRE COLLABORATION AVEC YOKKO KANNO EST DÉSORMAIS CÉLÈBRE. NOUS AVONS RÉCEMMENT INTERVIEWÉ MAI YAMANE. ELLE NOUS A EXPLIQUÉ QU’ELLE AVAIT UNE RELATION DE TRAVAIL TRÈS INSTINCTIVE AVEC YOKKO KANNO. EST-CE ÉGALEMENT VOTRE CAS ?
Je me passe effectivement d’explications méticuleuses avec elle et je ne l’enferme pas dans son travail. Je lui propose de composer librement comme elle le sent, en lui donnant simplement les intentions de chaque scène. Il m’est aussi arrivé d’utiliser ses musiques sans vraiment savoir où j’allais les placer… Tout se passe au feeling, je choisis les morceaux parce qu’ils me plaisent, librement. Et quand il me manque des musiques je lui demande juste d’en composer d’autres.
QUELLES SONT LES PRINCIPALES DIFFÉRENCES ENTRE UNE SÉRIE TÉLÉ ET UN LONG MÉTRAGE ?
Nous avons toujours beaucoup moins de temps et de budget pour réaliser les épisodes d’une série télé. On peut dire que faire une série, c’est comme réaliser une suite de courts métrages… En tout cas, c’est comme ça que je le voyais. La différence avec un long métrage c’est qu’on vous donne des moyens et du temps pour le faire.
ET SUR LE PLAN HUMAIN ?
Les relations humaines sont dures ! C’est un projet très compliqué que de vouloir réaliser un film d’autant plus qu’au Japon, il arrive que des sociétés de production fassent faillite après fini un long métrage…(soupir)… et c’est difficile d’être confronté à ce genre de choses ! Nous avons réalisé le film avec la même société de production que la série. Nous avons eu donc affaire à la même équipe et ça nous a simplifié les choses… Mais il nous manquait de main-d’œuvre pour l’achever ! J’ai cherché de l’aide de tous les côtés pour augmenter la productivité de l’équipe. Heureusement, j’ai trouvé des personnes qui ont beaucoup aimé COWBOY BEBOP et qui ont bien voulu participer au projet. Je n’ai jamais compté mais il devait y avoir au moins deux cents personnes ! Et c’est très difficile de discipliner autant de monde (rires) !
COMBIEN DE TEMPS AVEZ-VOUS OBTENU POUR ACHEVER L’ENSEMBLE DE LA PRODUCTION ?
A peu près un an et demi… seulement.
AVEZ-VOUS DES REGRETS CONCERNANT LA PRODUCTION DE CE FILM ?
Oui… J’aurai voulu avoir plus de temps et aussi faire plus de scènes d’action. En réalité, il y a des scènes de combats dans les airs qui ont été finalement supprimées, pour des raisons de durée finale du montage.
MAIS ÊTES-VOUS PLEINEMENT SATISFAIT ?
Hum… Sincèrement, c’est très difficile d’être objectif. Je n’arrive pas à juger mon travail aussi facilement. Comment savoir si c’est bon ou pas ? Je voudrais que quelqu’un me donne son avis…
IL NE S’AGIT QUE DE MON AVIS MAIS JE TROUVE QUE VOUS RÉALISEZ UN TRAVAIL TRÈS SOIGNÉ !
C’est gentil à vous. Mais je suis de ceux qui pensent que ce n’est qu’après dix ans de méditation que l’on parvient à avoir une vision claire dans ses propres œuvres.
LE TRAVAIL D’ANIMATION EST IMPRESSIONNANT DANS VOTRE FILM, EN PARTICULIER L’ANIMATION DES CORPS PENDANT LES SCÈNES DE COMBATS. AVEZ-VOUS FAIT APPEL À DES TECHNIQUES DE ROTOSCOPIE OÙ UTILISÉ UNE MÉTHODE D’ANIMATION QUI SE BASE SUR LA RÉALITÉ COMME DES TESTS VIDÉO PRÉLIMINAIRES, DE LA CAPTURE DE MOUVEMENTS (MOTION CAPTURE) ?
J’ai imaginé toutes les scènes. puis je les ai animées à la main. Si vous utilisez la rotoscopie, cela ne donnera jamais le même résultat. Les personnages bougent plus rapidement qu’un être humain réel et leurs mouvements étant plus dynamique que dans la réalité, la meilleure façon d’obtenir un résultat fluide et efficace c’est de tout dessiner à la main.
LA COMPOSITION DE VOS PLANS (CADRAGE, AGENCEMENT DES DÉCORS ET DES PERSONNAGES) FONT SOUVENT PENSER À DES VIEUX POLARS AMÉRICAINS OU À DES WESTERNS. EN MÊME TEMPS, LE DÉCOUPAGE (ENCHAÎNEMENT DES PLANS, MONTAGE) EST TRÈS SOPHISTIQUÉ, TRÈS MODERNE. PASSEZ-VOUS BEAUCOUP DE TEMPS SUR LES STORYBOARDS ? QUELLES DIFFICULTÉS RENCONTREZ-VOUS LORS DE CETTE ÉTAPE ?
J’ai mis six mois pour finir le storyboard. Sinon, j’ai effectivement regardé beaucoup de vieux films américains, des westerns, des polars. Je dois être influencé par tous ces films d’époque. D’ailleurs le titre, c’est «Cowboy Bebop» (rires). La plus grande difficulté que je rencontre est assez personnelle. On dessine le storyboard en même temps que l’écriture du scénario et parfois les films que j’imagine gonflent et évoluent sans cesse. Il faut ainsi redessiner les scènes qui vont de paire avec le texte. Mon souci, c’est qu’une fois que je suis sur ma lancée, je n’arrive plus à m’arrêter ! Avec Nobumoto Keiko, on ne sait plus où donner de la tête. Vous vous rappelez la scène de la superette ? A l’écriture, la scène changeait toutes les cinq minutes du tout au tout !
POURQUOI AVEZ-VOUS CONFIÉ LA RÉALISATION DE SÉQUENCES À HIROYUKI OKIURA (OUVERTURE) ET À TENSAI OKAMURA (LE WESTERN DU DRIVE-IN) ?
J’étais tellement submergé par la tonne de choses à faire ! J’ai leur ai demandé car je ne parvenais plus à tout faire tout seul. Donc, pour les parties qui pouvaient être considérées comme indépendantes, comme l’introduction ou le western du drive-in, je pouvais me permettre de faire
appel à eux. Je leur faisais confiance car ils compétents et autonome. Ce fut une collaboration très précieuse.
QUE RETENEZ VOUS DE L’EXPÉRIENCE ANIMATRIX ?
J’ai travaillé avec «les Américains». Au début ils me disaient que je pouvais réaliser un projet assez librement mais plus je rentrais dans le vif du sujet plus ils me donnaient des directives bien précises. Je me suis dis qu’à Hollywood on ne pouvait pas faire les choses comme on le voulait et je m’en doutais un peu. Mais au final les frères Wachowski ont respecté mon travail et ce fut une expérience positive.
COMMENT ÉTAIENT VOS RELATIONS DE TRAVAIL AVEC LES WACHOWSKI ?
Ils sont fans de COWBOY BEBOP (rires) ! C’est pour cette raison qu’ils ont fait appel à moi. Quand Je suis allé au rendez-vous et ils m’ont dit d’emblée : « Il paraît que COWBOY BEBOP THE MOVIE est la dernière aventure pour Spike et ses compagnons ? Tu n’as pas le droit de faire ça, Fais-en d’autres !».
VOUS AVEZ BEAUCOUP EXPÉRIMENTÉ SUR VOS SKETCHS…
Je ne devais faire qu’un seul court métrage pour ANIMATRIX à l’origine. J’ai eu de bonnes conditions pour faire DETECTIVE STORY. On ne m’a parlé de KID’S STORY que bien plus tard et on ne m’a pas laissé beaucoup de temps. Mais je me suis creusé la tête pour réaliser quelque chose de bonne qualité en un minimum de temps. J’ai donc expérimenté le style «photo». Je souhaitais que le résultat ressemble à de la photo malgré une animation faite à la main. J’aime changer de techniques très souvent pour mes dessins. C’était intéressant de trouver des moyens et des idées qui me permettent de tendre vers d’autres styles d’images.
L’AVENTURE COWBOY BEBOP, AURA-T-ELLE UNE SUITE ?
Je ne peux pas me prononcer pour l’instant. Je réponds à tout le monde qu’on ne sait jamais ce qu’il peut se passer à l’avenir.
SERIEZ-VOUS INTÉRESSÉ PAR UN PROJET LIVE ?
Je suis toujours partant pour un projet live ! Je ne serai pas contre d’en faire un en France par exemple !
ET SI ON VOUS PROPOSAIT DE RÉALISER UN FILM D’APRÈS COWBOY BEBOP ACCEPTERIEZ-VOUS ?
Je ne sais pas trop, si le réalisateur que j’ai en face de moi me plaît et que c’est quelqu’un de bien… pourquoi pas ?
SUR QUOI TRAVAILLEZ-VOUS ACTUELLEMENT ?
Je travaille sur une nouvelle série intitulée SAMURAÏ CHAMPLOO. «Champloo» est un mot originaire d’Okinawa et qui signifie mélanger. C’est un terme de cuisine là bas. La série sera un genre de chambara (récit de sabre, généralement médiéval) dans lequel je m’amuse à mixer toutes sortes d’évènements et d’idées. C’est donc une série sur les samouraïs un peu particulière. Elle est encore loin d’être finie et ça ne sortira que l’année prochaine. J’espère que vous saurez être patient (rires) !
Propos recueillis et traduits par Mireille Delaplace, préparés et mis en forme par Thomas Maksymowicz. Interview publié dans Coyote Mag #8 (octobre 2003)
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