Interview
Interview Seiji Kameda
Vous ne connaissez peut-être pas son visage, pourtant c’est l’artiste le plus réclamé de la J-Pop. Producteur, arrangeur, compositeur, Seiji Kameda a travaillé avec les plus grands pour des albums écoulés par millions, avant d’être révélé au grand public comme bassiste du groupe Tokyo Jihen. En pleine production du prochain album de Glay (groupe aux 40 millions de disques vendus), ce poids lourd de l’industrie nous a consacré deux heures pour une interview exclusive !
Vous avez commencé par apprendre le piano à 3 ans, puis la guitare classique à 10 ans. A quel moment êtes-vous tombé amoureux de la basse ?
Au début, je jouais de la guitare mais en m’alignant sur la ligne de basse de Paul Mc Cartney, en interprétant des morceaux des Beatles.
Vous avez déménagé à Tokyo ado, et vous avez bidouillé un BCL (Broadcast Communication Limited) pour capter les radios américaines. Vous ouvrez même votre propre station amateur, à 13 ans. Quels morceaux diffusiez-vous ? De la musique américaine pour un public japonais ? Ou de la musique japonaise pour les Américains ?
J’utilisais le BCL pour me connecter sur les hautes fréquences américaines afin d’écouter les billboards. Et à l’époque, j’étais parfois offusqué par les classements officiels : certains artistes, selon moi, auraient dû se retrouver en haut des charts, mais la première position était occupée par quelqu’un d’autre ! Alors j’ai commencé à monter mon propre billboard, que j’ai diffusé sur ma propre radio.
En 1999, vous arrangez MUZAI MORATORIUM au Kame-chan Studio B. Comment s’est déroulée votre rencontre avec Sheena Ringo ?
C’était à la base une proposition de EMI qui voulait une collaboration entre Sheena Ringo et moi. Les chansons que Sheena Ringo composait à l’époque étaient innovantes. EMI a donc cherché un arrangeur qui puisse adapter son style inédit aux canons de la J-Pop de l’époque, et ils ont fait appel à moi pour jouer ce rôle de canalisateur.
Un an après sort SHÔSO STRIP. Comment avez-vous réagi en apprenant que l’album devrait durer exactement 55 minutes 55 secondes ?
Il n’y a pas de message à proprement parler derrière cette durée bien spécifique. Il faut plutôt y voir une habitude japonaise, ou tout du moins que Sheena Ringo apprécie, à savoir que quand on aligne plusieurs fois le même chiffre, c’est censé porter bonheur. Alors on s’est dit « Plutôt que faire un album qui dure 55’49’’, on va en faire un qui dure 55’55’’, c’est plus marrant ».
C’est exactement la même chose pour Tokyo Jihen et le titre NOUDOUTEKI SANPUNKAN qui dure exactement trois minutes, c’était vraiment pour le fun qu’on lui a donné cette longueur précise.
Toujours en 2000, vous produisez le premier album de Do As Infinity, BREAK OF DAWN, qui devient un véritable succès. Vous les avez rencontrés très tôt, pouvez-vous nous en dire plus ?
En 1999, avec le succès de Sheena Ringo, de nombreux artistes m’ont contacté pour travailler avec eux, afin d’avoir la « Kameda’s touch », et parmi eux, il y avait Do As Infinity. La particularité de ce groupe, c’est qu’il n’avait pas de vraie consistance à l’époque puisqu’il n’y avait pas de bassiste. Etant moi-même bassiste à l’origine, je me suis donc tourné plus naturellement vers eux pour une collaboration.
Une autre raison qui m’a poussé à travailler avec eux, c’est que, contrairement à Sheena Ringo, Do As Infinity était ouvert aux collaborations avec des dessins animés, des publicités, et le groupe propose une pop beaucoup plus douce et abordable.
Si on regarde les artistes avec qui j’ai collaboré, on peut citer Spitz qui est un vrai groupe, Ken Hirai qui est un artiste solo, Sheena Ringo qui est une artiste solo, ou Do As Infinity qui est également un groupe, mais chacun a sa propre caractéristique, sa musicalité et moi, je vais essayer de coller au plus près de leur musicalité respective.
Après le succès de cet album, vous avez été réclamé par de nombreux artistes de renom, comme Spitz. Vous avez dû ressentir à la fois un honneur mais surtout une pression immenses en recevant les commandes de ces million-sellers…
(rires) Je n’ai AUCUNE pression ! Quand j’ai reçu l’offre de Spitz, j’étais déjà un fan du groupe. Ça a donc été pour moi un énorme plaisir que d’avoir une proposition de travail avec un groupe que j’aime et dont j’apprécie la production. Je travaille actuellement sur un projet du groupe Glay, dont je suis également fan. Quand ils demandent à travailler avec moi, je le reçois comme une déclaration d’amour, et en échange, je donne mon amour de leur musique et mon expérience pendant les enregistrements. On n’a donc que faire de la pression et c’est avec cet échange, tout cet amour, qu’on avance pour produire la meilleure musique possible.
Tous évoquent dans leurs interviews votre capacité à communiquer de la bonne humeur et reviennent vers vous. Vous ne ressentez jamais de stress durant un enregistrement ? Même si vous êtes proches de la deadline ?
Concevoir la musique dans une ambiance agréable et positive permet de créer des hits. Que ce soit une chanson triste ou heureuse, elle va être enveloppée dans ce package de plaisir. Cette très bonne ambiance va transparaître lors de l’écoute et être appréciée par le public. Si j’éprouvais la moindre colère, le public s’en rendrait compte en entendant le morceau et cela nuirait à la chanson et l’empêcherait de devenir un succès.
Chatmonchy (rock énervé), Hirai Ken (R&B), Yuzu (pop folk calme), Pierrot (visual). Le seul point commun entre ces groupes, c’est que vous les avez produits : musicalement, ils n’ont aucun rapport. Comment faites-vous pour vous adapter à tous ces styles ?
Tout est en rapport avec le billboard. Le billboard, ce sont des dizaines de milliers de chansons qui sont évaluées, et j’ai intégré toutes ces chansons en mon être. Il y a des milliers de chansons qui coulent en mon sang, et elles me permettent d’interagir avec tous les genres musicaux. Je vais ainsi pouvoir m’adapter à chaque groupe, mais surtout prendre le meilleur de chacun de ces artistes pour les transcender. Je ne me pose pas la question si j’ai affaire à un bon ou un mauvais musicien, mais je sers de catalyseur pour en extraire le meilleur.
D’un autre côté, ces artistes font appel à vous pour avoir la « Kameda’s touch ». A quel moment s’effacer, à quel moment laisser son empreinte ?
Je me comporte comme un miroir vis-à-vis des artistes avec lesquels je collabore. Quand ils vont se regarder dans ce miroir, je veux qu’ils prennent conscience de leurs attraits, les mettre en valeur. Avec ce rôle de miroir, je fais indirectement partie du groupe, sans pour autant être un membre à part entière. Mon rôle est de participer depuis l’intérieur du groupe, sans en détruire la spécificité musicale, tout en leur faisant prendre conscience de leurs qualités. Mais il y a également le cas où je participe directement en tant que musicien, et dans ce cas, je m’immerge complètement dans la musique du groupe.
Une autre chose : pour mettre en avant les « charming points » des artistes, je joue souvent sur leurs complexes. Car les artistes sont très souvent complexés sur des choses totalement fausses ! Emmanuel (notre interprète) porte un T-shirt rayé sous sa chemise pendant que nous parlons : ça ne se fait normalement pas, mais moi je trouve ça très cool ! Donc je ne cherche pas à rassurer les artistes sur leurs complexes, mais au contraire, je leur fais comprendre qu’ils font leur force et leur spécificité, c’est ça qui les distingue du reste. Il ne faut pas trouver ces complexes comme négatifs, mais les transformer en atout !
Les membres de Spitz évoquent votre joie en 2004 (pendant l’enregistrement de leur album SOUVENIR) quand vous leur avez annoncé la formation de TOKYO JIHEN. Comment s’est déroulée la création du groupe ? Qu’est-ce qui vous rendait aussi heureux ?
Quand j’ai annoncé que j’allais faire mes débuts en tant qu’artiste musical, beaucoup de monde m’a répondu : « Mais pourquoi fais-tu ça ? Tu es déjà un artiste reconnu, un arrangeur réputé, tu n’as pas besoin de ça ». A l’inverse, d’autres personnes, comme les membres de Spitz, en l’apprenant, se sont enthousiasmés : « Mais c’est génial, c’est de la balle, tu vas enfin pouvoir faire ce que tu veux ! », avec une jovialité naturelle de voir un ami arriver à faire ce qu’il voulait.
Avoir créé Tokyo Jihen, d’un point de vue de producteur, était une très bonne réalisation. Mais cela m’a surtout permis d’avoir une reconnaissance supplémentaire en tant que musicien. Jusqu’ici j’avais une réputation d’arrangeur et de producteur, mais pas en tant que bassiste. Enfin, Tokyo Jihen est un groupe qui s’est concentré sur la musique, avec soin et attention, qui a fait très peu de pubs ou de tie-up. J’ai vraiment passé un cap avec Tokyo Jihen, un peu dans le sens inverse de Paul Mc Cartney qui a mis du temps à être reconnu en tant que producteur alors qu’il était un musicien réputé.
A partir de la phase 2 du groupe, on sent un réel travail collectif, où chacun mettait la main à la pâte. Les albums sont pourtant extrêmement structurés (notamment la symétrie à la Sheena Ringo). Comment se déroulait leur conception ? Avez-vous suivi le même processus pour chaque album ?
La conception des albums était à peu près la même. Dans la phase 2, chacun des membres était capable de composer des chansons, d’écrire de la musique pour les albums. Il y avait donc une conception musicale et textuelle, puis venait le choix du style de l’album. Une fois les titres enregistrés, nous choisissions et les titres, et leur disposition dans l’album pour respecter cette symétrie.
Vos compositions sont parmi les plus belles du groupe, mais elles sont également rares. Est-ce que parce que vous étiez occupé sur d’autres priorités ?
(rires) Ce n’est pas parce que j’étais trop occupé. J’ai écrit des dizaines de chansons, mais j’ai sélectionné et conservé uniquement celles qui correspondaient le mieux au concept de chaque album. De plus, mes compositions sonnent extrêmement pop, et si on en avait trop mis, cela aurait créé un déséquilibre dans l’esprit Tokyo Jihen.
Entre les albums du groupe, la promo, les tournées, comment avez-vous trouvé le temps de continuer vos productions et arrangements pour d’autres artistes ?
Il y a la musique de Tokyo Jihen, la musique de Spitz, la musique de Ken Hirai… Elles sont toutes différentes, et travailler avec d’autres artistes me permettait au contraire de changer d’air, de varier les plaisirs. Si je n’avais travaillé que sur Tokyo Jihen, j’aurais tourné en rond et cela se serait ressenti : il ne s’agissait donc pas de trouver du temps pour d’autres projets, mais d’avoir absolument d’autres projets en parallèle.
Comment avez-vous rencontré Miyavi ?
La première fois que je l’ai vu, c’était sur YouTube et j’ai aussitôt pensé que c’était un guitariste de génie. En 2012, au cours du festival de rock EMI Rock Fes, Miyavi et Tokyo Jihen étaient invités. J’ai pu le voir en live et j’ai été impressionné par sa puissance de jeu et son charisme sur scène. Je l’ai alors rencontré pour le féliciter et Miyavi m’a alors proposé de faire une collaboration pour SAMOURAI SESSIONS, car il avait besoin d’un arrangeur mais surtout d’un musicien pour cet album. De plus, comme je connaissais plusieurs musiciens pour faire des collaborations supplémentaires et que je savais comment faire les arrangements (comme Kreva pour the three, ou Miu Sakamoto pour le titre INORI WO), cela a pesé dans mon choix.
Miyavi est particulièrement populaire en France où il a donné des concerts marquants. Vous a-t-il proposé de l’accompagner à une de ces occasions ? Aimeriez-vous découvrir le public français ?
Oui, j’ai vraiment très envie de venir et jouer en France. En tant qu’artiste japonais, c’est presque un Graal de jouer dans votre pays. En ce moment, Miyavi a un style très épuré, il est seul à la guitare sur laquelle il joue lui-même la ligne de basse, il est tout juste accompagné par un batteur. Si je venais l’accompagner, nos styles risqueraient plus de se télescoper, de se gêner qu’autre chose. Mais s’il repart sur un style plus fouillé, ce sera avec plaisir !!!
En décembre 2013 est sorti le film KANOJO WA USO WO AISHISUGITERU tiré du manga de Kotomi Aoki (Lovely Love Lie chez Soleil), qui raconte l’histoire de deux groupes musicaux. Comment se déroule la création de morceaux pour des groupes factices ?
Pour faire la conception des musiques de ces groupes qui n’existaient que sur papier, je me suis d’abord inspiré de la manière dont ils étaient représentés dans ce manga, aussi bien sur le plan physique que celui de la personnalité. J’avais déjà ma petite idée et après plusieurs réunions avec les acteurs, l’auteure et la production, nous avons trouvé une ligne directrice qui m’a permis d’écrire les paroles, de composer les musiques et d’interpréter ces morceaux. J’ai tout fait de A à Z.
En 2009 et 2013, vous organisez le Kame no Ongaeshi, l’occasion de faire la fête avec tous les artistes pour qui vous collaborez. Vous pensez en faire un rendez-vous récurrent ?
(rires) Le Kame no Ongaeshi réunit en effet les plus grands artistes pop du Japon, et c’est moi qui produis de A à Z le festival, sur tous les détails, de la sélection des artistes à la conception scénique donc ça demande du temps, et il a fallu quatre ans entre les deux événements, comme pour les JO ou la coupe du monde de football.
Le prochain aura donc lieu en 2017 ?
(rires) C’est vrai que je pourrais en faire un tous les quatre ans, mais il y a d’autres moyens de faire la promotion des artistes !
Vous avez dirigé récemment un concours national parmi les bassistes amateurs. Qu’est-ce qui vous a poussé à créer un tel événement ? Dites-nous en plus à ce sujet.
J’ai fait mon entrée dans le domaine professionnel à 25 ans, ce qui est très tardif. J’ai connu une longue période d’amateurisme et ça a été très dur. Je veux donc donner l’opportunité à des jeunes talents de percer très tôt, et les mettre sous mon aile.
L’autre raison qui m’a poussé à créer ce concours, c’est qu’il y a des concours pour la guitare, les claviers, la batterie, la contrebasse… mais jamais la basse ! Et comme j’aime beaucoup cet instrument, je voulais le mettre en avant.
Toujours dans cette démarche, parlons de Kameda Music School (亀田音楽専門学校), programme de NHK E dans lequel vous expliquez des notions de musicologie au grand public grâce aux tubes populaires. Etait-ce votre initiative ou la NHK qui vous a contacté ?
C’est à la base mon idée et j’ai d’ailleurs produit l’émission. Si je l’ai proposée à NHK, c’est parce que la chaîne est diffusée à travers tout le Japon mais aussi à l’étranger, et elle permet ainsi de mettre en avant la musique japonaise. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai accepté l’interview du magazine Coyote, afin de faire connaître et promouvoir la J-Pop auprès du public français.
Interview réalisé le 28 mars 2014 aux studios Atomic Monkey – Tokyo
Traduction : Emmanuel Bochew
Photos : Laurent Koffel
Remerciements : Arika Kubo
Site officiel : http://kame-on.com
Twitter : @seiji_kameda
Facebook : www.facebook.com/seijikameda.official
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