Interview
INTERVIEW JUSTIN WONG
Justin Wong
Le secret le mieux gardé de Hong Kong
La bande-dessinée hongkongaise ? On en connaît surtout les récits d’action et de fantasy, trop bien codifiés. En marge, d’autres artistes tracent un sillon plus personnel mais peu atteignent nos librairies. Fraîchement publié aux éditions Rue de L’Échiquier, JE PRÉFÉRERAIS NE PAS (LONELY PLANET en V.O.) dévoile le secret le mieux gardé de Hong Kong : Justin Wong Chiu Tat.
Ancien designer graphique et multimédia, il passe à la BD en 2011 (l’autobiographique HELLO WORLD). Dessinateur de presse et artiste plasticien, il met au point son propre langage graphique, sous Adobe Illustrator. Avec JE PRÉFÉRERAIS NE PAS, il livre à la fois le portrait d’un trentenaire branché et de la vie à Hong Kong. Ce trentenaire, Butt, est en pleine « crise de l’homme moderne » : son quotidien hyper-connecté est vide de passion et de lien social. Afin de casser sa routine et découvrir son « Moi » profond, Butt refuse de chercher un emploi. À la place, il se lance dans quantité d’expériences plus ou moins farfelues (voyager, dire bonjour à tous les passants, filmer des fourmis, transformer son île – asphyxiée par le béton – en paradis terrestre, etc.).
Avec un regard aiguisé par un humour irrésistible, Justin Wong interroge ainsi le mode de vie conformiste de ses concitoyens et leur usage des nouvelles technologies. Des thèmes tout simplement universels. Après douze heures de vol, c’est à Hong Kong que nous avons longuement questionné cet artiste original, avec un point de vue sur le monde aussi mordant que faussement désabusé.
Comment avez-vous conçu cette histoire d’un ex-salarié qui traverse une sévère crise de la trentaine ?
Avant de réaliser cet album, je dessinais des strips sur des sujets politiques. J’ai débuté en 2006 et je tiens aujourd’hui encore une rubrique dans un journal quotidien (Ming Pao Daily – Ndr). La rédaction voulait publier une longue BD plus sérieuse et me proposa le projet. C’était en 2011, à l’époque où l’économie hongkongaise subissait un fort déclin. Dans toute la ville, l’atmosphère était morne et pessimiste. Je venais de changer de job, j’étais auparavant graphiste dans une société de design numérique. Devenu dessinateur de BD, freelance, j’étais convaincu qu’il était bien mieux de ne pas avoir un emploi à plein temps, de rester concentrer sur mes créations plutôt que d’aller au bureau tous les matins. Je réfléchissais beaucoup à l’équilibre entre travail et vie personnelle. J’ai donc proposé au journal une histoire au sujet d’un homme qui essaye de vivre différemment. C’est ainsi que j’ai défini le concept de LONELY PLANET (le titre original de JE PRÉFÉRERAIS NE PAS – Ndr). A la base, « Lonely Planet » est un guide touristique. Mais on ne devrait jamais vivre en accord avec un quelconque guide, on devrait au contraire décider soi-même de la route à suivre et écrire notre propre guide.
A quel point ce héros et cette histoire sont-ils autobiographiques ?
Ils le sont… un peu (rires) ! Au moment de la publication dans le journal, en épisodes hebdomadaires, de nombreuses personnes de mon entourage m’ont demandé : « hey, est-ce que c’est toi, ce type ? » (rires). Mais non, ce n’est pas mon expérience réelle que je relate, même si j’avais déjà tenté quelques-unes des activités farfelues de Butt. Disons que j’ai joué avec mes propres pensées et attentes dans la vie.
« Le simple fait d’hésiter à dessiner sur certains sujets est le début d’une autocensure »
Pourquoi avez-vous opté pour un dessin vectoriel et un langage graphique souvent assez proche des infographies, avec des aplats de couleur, des symboles, des pictogrammes, etc ?
Ce style date de mes débuts dans la bande-dessinée politique. J’ai étudié aux Beaux-Arts et j’avais déjà fait du dessin traditionnel, par contre rien ne me prédisposait à verser dans le registre politique et quand on me l’a proposé, je m’en sentais incapable (rires). Je ne suis pas doué pour la caricature, j’ai donc développé un tout autre style qui m’évitait de dessiner des visages. Ce style, froid et très rationalisé, était nouveau dans le champ du dessin politique. Et à l’époque les retours ont été très positifs. JE PRÉFÉRERAIS NE PAS est une évolution, plus élaborée, de ce langage graphique parce que l’histoire est bien plus longue et riche que mes strips. J’ai donc adapté ma méthode de travail aux besoins de cet album. Mon expérience de designer graphique m’a aidé à composer les planches, à définir les aspects esthétiques, les symboles à utiliser, et à faire tenir tout cela ensemble.
On ne peut pas parler « d’influence » parce que vous avez un univers très fort et personnel ; toutefois le seul artiste dont on peut vous rapprocher est Chris Ware…
Ses œuvres sont l’une des raisons qui m’ont poussé à lire à nouveau des BD. J’ai acheté JIMMY CORRIGAN à Londres, en 2000. J’étais stupéfait… Plus jeune, j’avais dessiné des BD avant d’arrêter et je n’imaginais pas vouloir y revenir. Grâce à Chris Ware j’ai compris quelles possibilités la BD recelait : raconter une histoire en utilisant l’espace des pages différemment et déconstruire cet espace, au lieu de me cantonner à un usage traditionnel des cases. Cet état d’esprit m’a énormément inspiré. Aux alentours de 2008, on me disait parfois que mon travail ressemblait au sien. J’étais très, très embarrassé que l’on puisse penser que j’avais copié son style.
A travers ce personnage, Butt, vous décrivez Hong Kong comme une société éprise de technologie, de numérique, et ce sont précisément vos outils de dessinateur. Pourquoi centrer la vie de Butt sur ses aspects numériques ?
Comme je le disais, ce style est froid et répétitif, je pense que tout ceci représente bien les hongkongais. A l’époque, j’étais très critique envers mes concitoyens : notre éducation, la façon dont nous nous habillons… tout le monde a peur de sortir du lot. Je me dis souvent que les Hongkongais n’ont pas de visage parce qu’ils aiment trop être semblables. Dans JE PRÉFÉRERAIS NE PAS, je ne dessine quasiment pas de visages, seulement l’essentiel, et des silhouettes.
Ce conformisme n’est pas exclusif à Hong Kong, il fait partie de l’état d’esprit de capitales du monde entier. En quoi est-ce différent à Hong Kong ? Est-ce que les nouvelles technologies viennent renforcer des concepts propres à la pensée confucéenne ; par exemple, que le groupe prime sur l’individu ?
Notre société est contradictoire, aujourd’hui nous sommes très individualistes mais tout le monde a le même téléphone et consomme les mêmes contenus. Hong-Kong est certes une ville high-tech mais à aucun moment on ne questionne les possibilités que recèlent ces nouvelles technologies. Je pense qu’elles peuvent permettre d’agir différemment mais dans les faits, c’est tout le contraire : nous ne sommes pas créatifs dans les usages, on installe la dernière application à la mode et on l’utilise pour ses aspects pratiques. On va au plus simple et au plus rapide. C’est pourquoi Hong Kong est à la traîne en termes de développements créatifs basés sur ces technologies.
Il y a une vingtaine d’années, je me suis installé à Londres pour mes études. J’ai ensuite travaillé pendant deux ans avec un groupe de programmeurs qui étaient également musiciens : les créateurs de Last.fm. Aujourd’hui, ils sont peut-être millionnaires (rires). J’étais en tous cas stupéfait par leur approche, ils étaient à la fois des techniciens et des artistes, et ils réfléchissaient en profondeur à ce que la technologie peut créer de neuf.
L’état d’esprit à Hong Kong est très différent. Je ne dis pas que Londres est une ville meilleure mais y vivre m’a permis de rencontrer des gens très différents, à un point que je n’aurai pas imaginé. Parfois les gens sont même… étranges, il est vrai, cela dans le bon ou le mauvais sens du terme (rires). Cette expérience m’a fait réfléchir au mode de vie hongkongais : non, nous ne sommes pas obligés de faire comme les autres, de suivre leurs injonctions. Une autre vie est toujours possible.
Ce qui frappe également dans JE PRÉFÉRERAIS NE PAS, c’est la solitude de Butt : plusieurs centaines d’amis virtuels et de contacts mais quasiment aucun camarade réel. Ce qui nous amène à certaines installations artistiques que vous avez créés, notamment une animation interactive où les choix du public définissent leur humeur du jour. Avez-vous l’intention de recréer du lien social à travers votre travail ?
Il est vrai que ce genre d’installation artistique peut rappeler aux gens des sujets importants, leur dire : « au fait, vous êtes des humains de chair et de sang » (rires) ! Je suis entouré de vrais amis, mais sur Facebook, combien « d’amis » n’ai-je jamais rencontré ? Cela peut d’ailleurs déboucher sur des situations embarrassantes quand on se croise enfin !
Plus jeune, j’étais vraiment timide. J’avais peur de parler à des inconnus ou bien de demander une information. La technologie pourrait aider chacun à dépasser cette anxiété, mais en même temps empêcher d’explorer le monde par soi-même en donnant l’opportunité de rester dans une zone de confort et de ne plus aller vers les autres. Le smartphone prend une telle place dans notre vie… Nous n’avons plus d’emprise sur certains aspects de notre vie numérique. Les artistes peuvent soulever la question, mais y répondre…
Vous exercez toujours dans la BD politique. Avec le recul, les processus de censure ou d’autocensure ont-ils pris du poids à Hong Kong depuis la « Révolution des parapluies » ?
Oui. Les journaux pour lesquels j’ai travaillé n’ont jamais censuré mon travail mais moi, j’ai en quelque sorte commencé à m’autocensurer. Je l’ai senti peu à peu. De 2006 à 2016, tout allait bien, je me sentais libre. Ces deux dernières années en revanche, j’ai commencé à m’inquiéter. J’hésite, parfois : dois-je dessiner telle ou telle histoire ? La plupart du temps, je le fais. Mais le simple fait d’hésiter est le début d’une autocensure qui grandit…
Cela dit, mon style graphique est à la fois inhabituel et peu provocant. Au contraire, il me permet de me tenir à distance des sujets que je traite, comme si je me contentais de les observer sans chercher à en rire ou à jouer sur les émotions. C’est peut-être ce qui me vaut de ne pas être inquiété (rires) !
« A l’époque, j’étais très critique envers mes concitoyens : les hongkongais n’ont pas de visage parce qu’ils aiment trop être semblables »
Votre travail n’en porte pas moins un message subversif. Quels sujets sont devenus plus délicats à aborder ces dernières années ?
Évoquer la Chine et le président chinois Xi, par exemple. Xi a aboli une loi constitutionnelle. Résultat : il peut en théorie se représenter aux élections indéfiniment et pourquoi pas être président à vie… Ce genre de sujet est délicat à traiter. D’ordinaire, la bande-dessinée politique hongkongaise parle de sujets locaux. Mais de plus en plus souvent, la politique chinoise interfère avec la politique hongkongaise. Se présentent donc certains sujets que je ne peux pas esquiver. Et c’est à ce moment-là que j’hésite à dessiner et dire certaines choses.
Butt est quant à lui en rébellion contre le productivisme. Il met donc au point un « programme d’inactivité ». Sauf que tenir ce programme s’avère encore plus complexe et épuisant que de travailler. Selon vous, la pression sociale qui pousse chacun d’entre nous à s’accomplir est-elle une fatalité ? Est-il devenu impossible de vivre une vie simple et épanouissante ?
Cela doit dépendre de l’endroit où l’on vit (rires) ! Les Hongkongais ont tendance à penser qu’ils n’ont pas le choix. J’ai deux enfants, âgés de huit et quatre ans, j’enseigne la bande-dessinée à l’université, je suis dessinateur… Je n’ai pas le choix, je ne peux rien laisser tomber, mais dix ou quinze ans plus tôt, je pensais déjà ne pas avoir d’autre choix que travailler dur ! Cette mentalité nous est inculquée dès le plus jeune âge. Si vous restez un temps inactif, les autres vous le reprocheront aussitôt, vos parents en premier. Mais quel problème y a-t-il à ne rien faire, parfois ?
Entretien préparé et mis en forme par Laurent Lefebvre. Photos et propos recueillis par Thomas Maksymowicz.
Special thanks to Léa Thévenot, Nicolas Finet and the best curators in the world Connie Lam & Rachel Lo.
Je préférerais ne pas (Lonely Planet) de Justin Wong / Rue de l’échiquer / 144 pages / disponible / 19,90 €
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