Interview
Interview Clover Doe, auteure de CHOCOLAT x NOISETTE
Shôjo + boy’s love + culture gay = CHOCOLAT*NOISETTE ?? La série, comme son auteure, brouille les pistes. La preuve que la spontanéité et des inspirations multiples valent autant qu’une démarche très réfléchie. En tous cas, on reste ébahis devant sa fraîcheur et… sa durée, qui indique un vrai succès même si Clover Doe reste bouche cousue sur le sujet. Pas grave, on avait plein d’autres questions et on remercie sincèrement Clover Doe pour ses réponses généreuses !
Pourquoi dessiner spécifiquement dans un style manga ?
J’ai toujours aimé gribouiller depuis l’enfance, à cause des dessins animés, et très vite j’ai commencé à dessiner mes propres petites histoires. Au début, je dessinais plus sur le modèle des bandes dessinées que je lisais (Tintin, Boule et Bill, etc.) : des cases soigneusement alignées et des vignettes coloriées avec amour aux crayons de couleurs ! Mais quand j’ai découvert mes premiers mangas, alors là, ça a été le coup de foudre.
Tu dessines essentiellement du boy’s love. Pourquoi privilégier ce genre plutôt qu’un autre ?
J’ai envie de dire que j’ai une âme de « shoujo-iste ». Mais les shôjo, passée une certaine dose, ça lasse beaucoup de lectrices. Moi comprise. Au bout d’un moment, les histoires des premières amours de collégienne / lycéenne laissent un vide. Pour moi, en France, on n’a pas vraiment de relais. Le BL est une réponse comme une autre. Une relation entre deux personnes du même sexe ajoute un souffle nouveau à l’intrigue, une couleur nouvelle aux sentiments, des thèmes et idées que le shôjo ne peut pas aborder. Pis bon, si au lieu d’un beau gosse on peut en avoir deux, voire plus !
Plus sérieusement, si je prends l’exemple de CHOCOLAT*NOISETTE (ou CxN – Ndr), il n’y a pas à s’y tromper, les ressorts scénaristiques sont intégralement pris au shôjo. On pourrait pousser le vice en disant que c’est un shôjo. Ce qui change, c’est que l’héroïne est un garçon et que le boy’s love permet ce que l’on ne peut pas aborder avec une héroïne dans un shôjo pur. Dans un BL, la lectrice peut tomber amoureuse du héros, là où un couple hétérosexuel pose la barrière infranchissable des sexes. On peut se sentir proche de chacun des protagonistes jusqu’à s’immiscer dans les scènes « hot ».
CxN a tout du shôjo et paradoxalement, si Noisette était une fille, je suis prête à parier que la série ne connaîtrait pas du tout le même accueil !
Est-ce que cette passion t’as déjà posé problèmes dans la vie quotidienne ?
Je ne vis pas le boy’s love comme une profession de foi, ha ha ! Ma passion, c’est avant tout de dessiner des histoires et, n’en déplaise à certains, pour moi, le BL est avant tout un moyen agréable de le faire. Donc, mes proches n’ont pas de mal avec ça si ce n’est qu’ils trouvent bizarre qu’on préfère rester enfermé des heures dans un bureau au lieu de sortir et profiter de la pluie. Évidemment, je ne suis pas non plus allée leur coller sous le nez des scènes « +18 » !
Quels sont les artistes ou les mangas qui vous inspirent ?
Alors, c’est peut-être un peu bizarre mais je ne lis pratiquement plus de mangas. J’en ai dévoré pendant un moment, et à l’excès. J’ai eu de gros coups de cœur qui m’ont mis sur les rails au début , avec Mitsuru Adachi, Rumiko Takahashi, Masakazu Katsura, Clamp, Reiko Shimizu et plus récemment Setona Mizushiro. Mais pour ce qui est de l’inspiration elle vient plus généralement d’ailleurs et surtout de partout. Ça va être un dessin, une musique, un film, un mot idiot qui va sortir dans une discussion avec quelqu’un sur le net. Je suis en train de préparer des strips pour SWEET HOME (mon dernier one-shot) et j’y raconte par exemple comment l’histoire vient d’un quiproquo téléphonique. Bref, l’inspiration c’est surtout la Vie.
Comment se sont passés tes débuts, notamment avec le fanzine Auto-reverse ? Plutôt galère ou parfait ?
Pour Auto-Reverse, maintenant que c’est loin, je peux le dire, ça a été une parfaite galère. ♥ J’entends bien la galère la plus merveilleuse qui soit. Quelqu’un a dit : « on fait un fanzine ? ». Et les autres idiots derrière : « d’accord ». Et on a passé pratiquement une semaine de folie pour faire ce premier opus dans la débandade et les fous rires. On n’a pas beaucoup dormi mais on n’avait vraiment pas envie ! C’est le genre de bêtises qu’on fait quand on commence, sur un coup de tête, on a la foi et les tripes. On a encore l’innocence qu’on perd au fur et à mesure qu’on avance et qu’on veut s’organiser et faire les choses « bien ». *pleure*
CHOCOLAT*NOISETTE et SWEET HOME possèdent une bonne dose d’humour. Doit-on comprendre que les histoires tragiques ne sont pas vraiment ta tasse de thé ?
Les histoires tragiques sont moins drôles… à faire aussi. Ça demande surtout du sérieux, de maîtriser son sujet et son savoir-faire, parce que les erreurs pardonnent moins, voire pas du tout. Avec de l’humour on peut faire passer les erreurs et même une montagne de clichés. Je suis la première spectatrice de mes histoires, il m’arrive d’avoir des fous rires. Donc, c’est sûr que c’est très plaisant pour moi de verser dans l’humour. Et cela n’empêche pas d’avoir de grands moments de sérieux et une dose de profondeur tragique. J’ose espérer que les lecteurs de CxN n’en voient pas que la couche légère. Après, je suis une fan des grandes histoires purement tragiques et j’espère bien réussir un jour à en dessiner. Je ne suis pas encore au point pour m’y risquer. Mais j’y travaille !
Le tome 6 de CHOCOLAT*NOISETTE est prévu pour la Japan Expo 2012, me semble-t-il. À quoi les lecteurs peuvent-ils s’attendre dans ce nouvel opus ?
Je n’ai pas encore annoncé officiellement de date. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Mais, les mots d’ordre de ce volume seront d’actualité : crise, crise, crise et crise.
Les fans de certains pairings vont faire une crise en hurlant des hallelujah, ceux qui ne voulaient surtout pas ces pairings vont criser d’autant plus, ceux qui attendaient d’en savoir plus sur certains personnages et leur devenir vont criser, et à la fin du tome, si j’ai bien fait mon travail, je devrais encore recevoir une montagne d’insultes… Il paraît que mes cliffhangers ne sont pas appréciés.
Prévoyez-vous une suite à SWEET HOME, que tu as dessiné pour le webzine Béèlle Magazine ? Une publication papier est-elle envisagée ?
Enlisée dans une montagne de projets en cours et à venir, j’étais vraiment partie sur l’idée d’un one-shot. Puis quelqu’un m’a dit : « Un one-shot ? Allons, je suis sûre qu’il y aura une suite ! » Je lui ai répondu que non, que l’histoire ne s’y prêtait pas. Bien évidemment, à peine cet état de fait posé, j’ai commencé à me demander si c’était vraiment fermé et… et… La suite est donc envisagée, de loin pour l’instant.
À terme, préfères-tu rester indépendante ou collaborer avec un éditeur, comme certains dessinateurs français et notamment Eternal-S avec Asuka ?
Plus on me pose la question, moins la réponse négative du début est ferme. Je flotte en ce moment dans un : « Hum… pourquoi pas » ? Il faudrait que je connaisse les contraintes et si mes productions peuvent intéresser quelqu’un… Mais l’envie ne s’impose pas encore assez pour me forcer à me bouger.
Ne serait-ce qu’en voyant que tu as déjà publié cinq tomes, et si on se fie à la présentation sur le site de Kejhia, on se doute que CHOCOLAT*NOISETTE se vend bien…
Joker !!
Sur quels projets travailles-tu en ce moment en plus de CHOCOLAT*NOISETTE et SWEET HOME ?
CHOCOLAT*NOISETTE en a encore pour un an si je tiens mon planning. À côté de ça, j’ai le scénario de MUTE, un tome sur Thomas (personnage extrait de CHOCOLAT*NOISETTE) en douloureuse gestation et les planches d’une suite de BEWITCHED qui attendent de se glisser quelque part dans tout ça. On parlait d’histoires tragiques, en voilà une pour me faire les dents !
Malgré plusieurs contre-exemples japonais (Ima Ichiko, Ikemen After de Kazuma Kodaka), beaucoup de gens ont encore l’impression que les histoires boy’s love se contentent de véhiculer un fantasme féminin sur l’homosexualité et qu’elles ne représentent donc aucun intérêt pour un public gay qui serait demandeur de récits plus réalistes. Qu’en penses-tu ?
Hum. Oui et non. J’envisage le BL comme un palliatif aux manques du shôjo. Ce n’est pas vraiment un fantasme sur l’homosexualité à proprement parler, mais je crois qu’il y a quand même un gros amalgame chez beaucoup, malheureusement. Après, je n’irai pas jusqu’à dire que ces récits ne représentent aucun intérêt pour le public gay. Mais s’ils s’attendent à y être totalement retranscrits, c’est une erreur. Le BL est d’abord destiné à un public féminin et n’est pas « gay » à proprement parler.
Jusqu’à présent néanmoins, les lecteurs gay de mangas n’avait que ça pour trouver des sujets leur parlant tout de même un peu. L’arrivée du bara dans le milieu amateur (avec des fanzines comme Dokkun) a ouvert une grande porte et contenté pas mal de monde. Pourvu que ça dure et que tout le monde y trouve son compte !
As-tu déjà voulu intégrer des thématiques dites « gay » à tes histoires ?
Je ne sais pas ce qu’est une thématique dite « gay ». Je ne crois pas que les gays ont des problèmes et des thématiques bien à eux. Tout le monde affronte le regard des autres ; tous ceux qui sortent, même un peu, du moule ont à faire face à l’acceptation ou le rejet, la crainte, la solitude ; chacun doit se construire jour après jour et trouver sa place et son équilibre entre ce qu’impose le monde et ses propres souhaits. Chacun a sa croix et ses démons.
Cette question vient probablement du fait que j’ai dit auparavant, pour tenter d’expliquer cette différence qu’on prête à CxN, que ses influences se trouvaient plus du côté des sitcoms et séries gay que du yaoi. Ce n’est pas que je cherche à faire quelque chose de purement « gay ». Je serais bien incapable de me mettre à la place d’un garçon homosexuel, dans sa tête comme dans sa vie de tous les jours. Sans faire de généralités, dans les boy’s love, la question de l’orientation sexuelle est importante pour au moins l’un des deux protagonistes, le couple y affronte le regard des autres, on y trouve aussi une exacerbation des sentiments ; tout cela rend la relation merveilleuse et unique (« je ne suis pas homo, c’est parce que c’est toi », en gros). J’ai envie de dire que le couple homosexuel est inscrit dans la vie hétérosexuelle, ce qui lui pose ses problèmes. Là-dessus, CxN suit plutôt les traces d’une sitcom, avec la vie et les aventures des personnages, inscrits dans leur propre petit monde. Le fait qu’ils soient homosexuels – ou presque pas ! – est à la fois le thème et un élément de fond. Ils vivent leur vie comme tout le monde, rencontrent des tas d’autres gens : les liens se font et se défont, très vite ou pas, certains se posent des questions sur un point quand d’autres ont des priorités différentes, et le mot « amour » sort à peine de la bouche du personnage le moins gay et le plus boulet de la troupe !
Sa galerie deviant-art : http://clover-doe.deviantart.com
Son « shop » : http://clover-doe.deviantart.com/journal/VPC-Info-UP-tarifs-2012-231809176
Propos recueillis par Karen Merveille, en juin 2012.
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